Alaleh Alamir, artiste de la reliance
Feuilles mortes éparpillées, fleurs séchées enserrées dans une gangue de plâtre, figées dans leur ultime attitude mais toujours gracieuses et élancées, tel est l’univers créé par Alaleh Alamir dans l’atelier d’artiste de Cap d’Ail où elle vit et travaille depuis sept ans.
Cela fait maintenant une décennie que cette artiste d’origine iranienne momifie la nature et dans le prolongement de ces métamorphoses lentement capturées, elle propose à travers son “Œuvre Blanche”, de présenter à leur côté, un ensemble de tableaux résultant d’un long processus de dévoilement non seulement d’elle-même, mais aussi du monde et de ce qu’elle qualifie de “reliance entre toutes choses”, une somme des “principes et des cycles qui régissent l’alchimie de l’être”.
Eduquée à la curiosité
Née en Iran, elle a grandi – loin de sa mère, issue d’une famille d’artistes – avec son père, Djavad Alamir, journaliste et grand reporter avec lequel elle découvre le monde au gré d’incessants voyages et des étrangers qui viennent régulièrement les visiter à Téhéran. Il ne lui inculque aucune religion, aucun dogme, mais une curiosité, une avidité de révéler ce qui est caché, et un besoin de culture et de diversité. Dès ses six ans, elle commence à dévorer les milliers de livres en plusieurs langues de la bibliothèque familiale, se confrontant à une multiplicité de sujets. Au collège, elle est envoyée en Europe : notamment en Espagne, où lors de fêtes déguisées, tant par goût que par souci d’économie, elle fait entourer son corps de bandelettes pour se transformer en momie.
Etudier pour comprendre la nature, la relier à l’art et à elle-même
La vie l’ayant menée dans l’Oregon, alors qu’elle n’a que dix-huit ans, elle commence à y étudier ses rêves, qu’elle transpose en peinture, “de manière poétique, sans faire du surréalisme” et débute une thèse sur ce processus alchimique intime. Quelques années plus tard, elle achève ses études à New-York avec une thèse de doctorat en peinture axé sur les couleurs et leurs correspondances vibrationnelles. En effet, après sa période onirique, l’artiste était revenue à l’observation du réel, peignant d’après modèle, attentive à la nature et au monde de couleurs qu’elle recèle. “En observant la lumière, j’ai ainsi acquis un langage pictural personnel visant à montrer la profondeur sensorielle de la nature et la perception qu’on peut en avoir au travers des couleurs”. Elle qualifie son travail comme étant “de l’ordre de la vision, de la sensorialité, du ressenti. Une passerelle entre plusieurs dimensions”. Une expression picturale de son monde intérieur.
“Ma thèse m’a permis de faire le lien entre l’astrologie, la théorie des nombres et les couleurs, un travail à la fois ésotérique et exotérique. Je suis allée vers le pigment pur sans l’enfermer dans la forme. Je me posais surtout des questions d’ordre métaphysique”.
Ce travail achevé, Alaleh “bourlingue” de par le monde, chargée de boîtes et de rouleaux. Car au fil de ses voyages, elle glane aussi des bouts de plantes, des graines, dont elle remplit des boîtes qui la suivent partout. Posant ses valises à Paris où elle vit dans de petits espaces, elle se met à peindre des coins de ciels sur de petites plaques de bois qu’elle assemble ensuite en polyptyques, sortes de patchworks de ses impressions d’immensités célestes observées par d’infimes lucarnes. Dans un même temps elle entame un retour-à-soi en racontant son histoire à travers une mosaïque d’autoportraits et pour subsister, enseigne à la Parsons School of Design.
Très vite son nomadisme la rattrape, sa destinée est ailleurs… elle part sur les routes et retourne en Espagne.
Tout en continuant son cheminement artistique, elle se reconnecte avec force à sa médiumnité et ses dons de guérisseuse, ce qui libère sa créativité avec une intensité qui lui était encore insoupçonnée. “Retranchée dans mon monde spirituel et mon travail d’artiste, je peignais mon ressenti sur de grands formats pour que le spectateur puisse y plonger”.
L’art à l’épreuve de la vie
A quarante ans, le besoin de renouer avec ses racines se fait sentir et Alaleh s’installe à Nice où résident des membres de sa famille. C’est dans un atelier de l’Ariane qu’elle explore le monde des pigments purs et réalise sa série chromatique.
Mais c’est alors que le cancer frappe à sa porte. Après son traitement, elle décide de tout quitter pour vivre en Inde, pieds nus, sans électricité ni eau courante. Une expérience dont elle reviendra plus déterminée que jamais à aller de l’avant et à exprimer son monde intérieur. “J’ai dû arrêter temporairement de peindre à cause de la toxicité des matériaux et je me suis tournée vers la gravure qui me passionne. Cependant à cause d’un certain nombre de contraintes pour imprimer des eaux-fortes en grand format, je ne peux en réaliser que périodiquement; j’ai donc pensé à ces boîtes qui m’avaient suivie toute ma vie, remplies d’éléments organiques ramassés dans tous les coins du monde et qu’il me fallait préserver. J’ai compris qu’il s’y lovait un message de reliance et je me suis mise graduellement à les momifier”.
Elle élabore alors une technique de façon rigoureuse, évitant de se “projeter” sur les éléments qu’elle transforme, afin qu’ils émergent d’eux-mêmes.
Donner corps à ses visions
Mais en 2018, elle est une fois encore mise à l’épreuve par la maladie et en conservera une insuffisance respiratoire chronique. Pendant son hospitalisation, Alaleh a des visions, dont celle d’une grande forme sculptée dans le marbre qui s’élance vers le ciel.
Un plongeon dans le monde de la pierre s’impose à elle, car dit-elle “avec la pierre je passe à l’étape suivante de la momification : je minéralise l’univers organique. Les choses sont ce qu’elles sont, elles n’ont pas besoin d’être décorées, donc je travaille avec le blanc, toutes ses nuances et toutes ses patines, opacités et transparences. Tout un monde peut faire surface”. Elle rassemble ses forces pour choisir un bloc de marbre en Italie et faire émerger sa vision de la pierre en puisant dans ses ressources les plus profondes. Trois mois plus tard, une forme organique de plus de deux mètres est née, longtemps exposée dans un parc des Cotswolds en Angleterre.
Suite à cet épisode, alors qu’elle se résigne à vivre désormais avec un lourd handicap, Alaleh commence soudainement à vivre un processus de guérison spontanée, une alchimie initiatique au terme duquel s’opère une mutation de sa manière d’envisager sa contribution au monde. Dès lors, ses créations, qu’il s’agisse de momification, dessin, peinture ou sculpture, ont comme objet celui de transmettre son expérience, cette reliance avec d’autres dimensions de l’être, par tous les moyens qui s’offrent à elle.
Avec son “Œuvre Blanche” Alaleh investit l’espace lumineux et magique du Château des Terrasses pour raconter son vécu par une série de “tableaux” dans lesquels elle partage des éléments de son parcours initiatique. Le visiteur est invité à décrocher de la lourdeur d’un monde obsolète, pour traverser un voile et entrevoir un univers où la matière se fait légère lumineuse et joyeuse. Car finalement à quoi peut servir l’art en cette période de transition si ce n’est à élever notre regard et notre désir de clarté?
Agnès Pasquetti-Barbera, 2020